Chapitre 31
Nous prîmes la voiture de Barbie. Andy et moi étions seuls à partir au secours de Raphael. Nous n’avions trouvé aucun moyen pour libérer Brian et Barbie de leurs menottes. De toute façon, ils n’auraient pas été d’une grande aide – et auraient pu se faire tuer – s’ils étaient venus avec nous. De plus, nous avions besoin d’eux pour révéler les secrets des laboratoires des démons si nous ne revenions pas. Je réprimai un frisson à cette pensée.
J’aurais préféré conduire, mais Andy insista pour prendre le volant. Je suppose qu’ainsi il pouvait se servir du Taser sur moi sans risquer un accident de voiture s’il décidait de ne plus sauver la vie de Raphael. Les jointures de ses doigts agrippés au volant étaient blanches et il serrait les dents, faisant jouer les muscles de ses mâchoires. J’aurais voulu dire quelque chose pour le persuader qu’il faisait le bon choix, mais j’avais l’impression qu’il valait mieux ne pas parler. Pour le moment, il faisait ce que je voulais : j’avais besoin que ça continue ainsi.
Raphael avait plus de vingt minutes d’avance sur nous, mais nous roulions plus vite – cependant pas aussi vite que j’aurais voulu. J’appuyai malgré moi mon pied droit sur une pédale d’accélérateur imaginaire. Nous ne pouvions rouler plus vite au risque de nous faire arrêter pour excès de vitesse – un contretemps que nous ne pouvions nous permettre.
L’autre facteur en notre faveur était que le duel ne commencerait pas dès l’arrivée de Raphael. Les hommes de Dougal devraient confirmer l’identité de l’adversaire au mieux de leurs compétences, puis ils feraient savoir à Dougal qu’il pouvait sortir de l’endroit où il se serait caché. Il y aurait sûrement quelques manières et autres échanges verbaux avant que les combattants entrent vraiment dans le vif du sujet, puis viendrait le moment où Raphael et Dougal examineraient leurs auras respectives. Je ne pouvais imaginer Dougal envoyer un imposteur à sa place, pas alors qu’il était convaincu de ce que ferait Lugh s’il ne se présentait pas au duel, mais Raphael insisterait tout de même pour vérifier qu’il s’agissait bien de Dougal.
Aucun de ces arguments rationnels n’empêchait mon cœur de battre à tout rompre ou mes paumes de transpirer. J’inspirai profondément pour me calmer, étonnée d’éprouver une telle inquiétude pour Raphael. Je ne pensais pas qu’il méritait de brûler vif, certes, mais devais-je ressentir à ce point le besoin de le sauver ?
Un moment, je songeai que l’angoisse de Lugh devait déteindre sur mon esprit. Et ce fut alors que je compris pourquoi j’étais dans un tel état. Ce n’était pas pour Raphael, mais pour Lugh que je m’inquiétais. Malgré tout ce que Raphael avait fait, je ne pensais pas que Lugh ait cessé d’aimer son frère. Je soupçonnais qu’il en était de même pour Dougal, même si je doutais que Lugh soit capable de l’admettre. Tuer de ses propres mains le frère qui l’avait trahi était déjà assez douloureux pour Lugh. Perdre ses deux frères…
Mes yeux me brûlaient, j’étais sur le point de pleurer. Lugh et moi n’étions pas toujours d’accord, mais il était gentil, compatissant, prévenant et sage. Il ne méritait pas la douleur qu’il éprouverait si Raphael se sacrifiait.
Je ravalai mes larmes du mieux possible.
— Tu peux accélérer ? demandai-je à Andy, la voix râpeuse à force de retenir les sanglots.
Du coin de l’œil, je le vis jeter un regard vers moi et hausser les sourcils, mais je ne me tournai pas vers lui. Je ne savais quelle expression arborait mon visage, mais elle devait être trop brute, trop ouverte pour que j’accepte qu’il la voie. Je le remerciai intérieurement quand je vis l’aiguille du compteur bouger.
Les kilomètres s’enchaînaient, mais même la vitesse de la lumière ne m’aurait pas suffi. Les ongles enfoncés dans les paumes de mes mains, je continuais à appuyer sur un accélérateur imaginaire quand je ne me concentrais pas pour rester tranquille.
— Je n’aurais jamais imaginé Raphael capable de ça, murmura Andy alors que nous étions environ à mi-chemin. J’ai du mal à faire coïncider le Raphael que je connais avec celui qui est prêt à sacrifier sa vie pour sauver tout le monde.
Je ravalai la boule qui s’était formée dans ma gorge.
— C’est parce qu’il a vraiment changé, répondis-je tout aussi calmement.
— Peut-être Raphael aurait-il été ainsi si je ne l’avais pas dominé et jugé toute sa vie, dit Lugh.
— Ce n’est pas ta faute, le rassurai-je. Raphael était un salopard parce qu’il avait choisi d’être ainsi. Tu ne peux pas te sentir coupable de ça, pas plus que tu ne peux te sentir coupable qu’il ait choisi de devenir un martyr.
— Peut-être que ces dix années passées dans ta tête ont eu une bonne influence sur lui, dis-je à voix haute. Vous ne vous êtes jamais entendus, mais il ne cesse de répéter combien il te comprend même s’il ne t’aime pas. Ce qu’il y a de bon en toi a probablement déteint sur lui.
Andy me jeta un regard de travers qui en disait long sur ses doutes. Lugh m’avait pourtant assuré que les démons étaient influencés par leurs hôtes. Pour moi, c’était une hypothèse tout à fait plausible. Et encore une fois, ce serait peut-être la première fois que Raphael se battrait pour quelque chose. Il avait pour habitude de rester à l’écart et de ne pas s’impliquer. Je pense même que le projet eugénique n’avait été qu’une distraction pour lui, pas quelque chose qui l’intéressait vraiment. Peut-être avait-il découvert qu’une fois qu’on commence à s’intéresser, il est difficile de faire marche arrière.
Étais-je vraiment différente de lui en ce domaine ? Avant que Lugh débarque dans ma vie, je vivais enfermée dans le dégoût de moi-même. Mes parents avaient pensé que, parce que je refusais de devenir hôte de démon, je n’avais pas le courage ni la gentillesse de vouloir rendre ce monde meilleur. Ils m’avaient enfoncé dans le crâne l’idée que j’étais la moins importante de leurs enfants parce que Andy désirait héberger un démon alors que je ne le souhaitais pas. Ils m’avaient traitée d’égoïste et, même si je m’étais défendue bec et ongles, j’avais secrètement cru à ce qu’ils disaient.
Tout ce que j’avais fait ces derniers mois pour essayer de soutenir la cause de Lugh… Si on m’avait dit avant que je sois possédée, qu’un jour je risquerais ma vie pour sauver une personne que je n’aimais pas, je n’y aurais pas cru. Je n’aurais pas été fière de moi, mais ça ne m’aurait pas empêchée d’en rire.
Alors peut-être que les gens – et les démons – étaient capables de changer après tout, quand ils avaient de bonnes raisons de le faire.
Dès que je vis se dessiner la ferme au loin, je regardai le ciel en priant pour ne pas y distinguer la lueur d’un bûcher. Pas de lueur, pas de feu, pas de démons morts, d’accord ? Je me penchai en avant sur mon siège, me fichant éperdument d’appuyer de toutes mes forces le pied au plancher comme si j’allais pouvoir faire accélérer la voiture. Mon cœur battait la chamade et, même si Lugh restait calme, j’étais prête à parier que son angoisse était à la mesure de la mienne.
Si j’avais été au volant, j’aurais appuyé sur le champignon et fait exploser le portail de la ferme. Voilà qui aurait été stupide et nous aurait garanti d’attirer l’attention, mais je ne crois pas que j’aurais pu m’en empêcher. Il valait mieux après tout qu’Andy conduise.
Je détachai ma ceinture de sécurité dès qu’il commença à ralentir et je sautai de la voiture alors qu’elle roulait encore. Les mains tremblantes, je défis la chaîne du portail qui n’était pas cadenassée et je repoussai les battants. Je n’avais aucune intention de les refermer derrière nous et, si un automobiliste s’en apercevait et appelait la police, eh bien, tant pis !
J’eus l’impression que la voiture passait le portail au ralenti, mais Andy ne s’arrêta pas et je dus bondir dans l’habitacle avant que la voiture s’élance à toute allure sur le chemin à une vitesse qui n’était probablement pas raisonnable. Andy avait dû capter mon sentiment d’urgence ou bien, ayant décidé qu’il s’était engagé à présent dans cette opération de sauvetage, il s’y donnait à fond.
Il y avait moins de véhicules stationnés que ce que j’aurais imaginé. Seulement trois en plus de celui d’Adam. Je me fichais de ce que cela pouvait signifier. Sans que nous ayons à en discuter, je laissai de nouveau Lugh faire surface. Je courrais plus vite quand il aurait le contrôle de mon corps.
Une fois encore, je bondis hors de la voiture avant qu’elle soit à l’arrêt. Andy me cria quelque chose, mais ni Lugh ni moi n’y prêtâmes attention. Si j’avais eu le contrôle de mon corps, je serais certainement tombée, puisque la voiture roulait encore à bonne allure, mais Lugh fut capable de garder l’équilibre. Andy cria de nouveau, mais Lugh cavalait déjà.
Dès que nous passâmes le coin de la grange, le terrain du duel apparut. Il n’y avait pas d’autres démons que ceux que j’avais déjà rencontrés lors de notre rendez-vous dans la galerie commerciale. La femme asiatique maîtrisait Dom et le prétendant Man in Black s’occupait d’Adam. Ils les empêchaient d’intervenir au cours du duel, comme il était convenu. Les quatre autres supporters de Dougal, qui se trouvaient également là lors du premier rendez-vous, étaient déployés en position défensive.
Quelques-uns se retournèrent quand Lugh apparut, mais la plupart restèrent le regard rivé sur Raphael et Dougal qui se tenaient au milieu du terrain de basket. Ils s’agrippaient par les mains en ce qui semblait être une poignée anodine mais, bien sûr, ce n’était pas ce qu’ils faisaient.
Raphael se tourna et me vit arriver. Puis la scène sembla se dérouler au ralenti. Mes yeux dirigés par la volonté de Lugh, prenaient connaissance des moindres détails pendant que mes jambes semblaient se mouvoir dans une boue me montant aux genoux.
Dougal, qui avait l’air sinistre mais pas particulièrement effrayé, en eut soudain le souffle coupé. Il écarquilla les yeux et je sus qu’il venait de comprendre que le frère qu’il avait en face de lui n’était pas le bon. Nous n’aurions pu imaginer que Raphael soit capable de se sacrifier, alors que dire de Dougal. Il hésitait, choqué.
— Non ! cria Lugh avec ma voix.
Dans ma tête, je criai avec lui.
Raphael nous regarda, la peur qu’il éprouvait était profondément enterrée sous son masque. Il nous sourit, légèrement. Puis, de la main qui ne tenait pas celle de Dougal, il se frappa fort le torse.
Lugh hurla de nouveau, provoquant la surprise et la confusion chez ses partisans comme chez ceux de Dougal. Je perçus le bruit du verre brisé.
Raphael attira Dougal dans ce qui ressemblait à une étreinte, son bras gauche coincé entre leurs deux corps. Pendant un moment, rien ne se produisit. C’était peut-être juste cette sensation de décalage qu’on éprouve quand tout se déroule trop vite pour qu’on comprenne. Lugh courait encore de toutes ses forces. C’était trop tard.
Le feu sembla venir de nulle part. De grandes langues enflammées surgirent entre les corps de Raphael et Dougal. Les cris de Lugh répondaient à ceux de ses frères dont les vêtements s’embrasaient. Raphael profita de ces quelques secondes de confusion, alors que personne d’autre que lui ne savait ce qui se passait, pour se propulser avec Dougal vers le bûcher qui avait été préparé autour du panier de basket. Ils hurlaient tous les deux – des cris d’agonie qui resteraient à jamais gravés en moi. Dougal se débattait pour repousser son frère, mais il était aveuglé par les flammes et trop instable. La puissance de la première poussée de Raphael les avait emportés jusqu’au bûcher qui s’embrasa à la seconde où la première flamme le toucha. Il y eut comme une explosion. Lugh se trouvait à environ cinquante mètres, pourtant, nous sentîmes le puissant souffle de chaleur.
Il était difficile de discerner quoi que ce soit au travers de la soudaine colonne de feu mais, pendant un instant, je distinguai deux silhouettes qui essayaient toutes deux d’échapper à l’incendie. Peu importait à quel point Raphael avait tenu à se sacrifier, la volonté de fer d’un démon ne suffisait pas à contrer l’instinct de survie primaire.
Lugh tomba à genoux sur le ciment. La tête baissée, il sanglotait. J’entendis le sifflement des extincteurs manipulés par les témoins qui essayaient d’éteindre l’incendie, mais ils devaient savoir que c’était sans espoir. Les flammes continuaient à s’élever dans les airs, l’essence en combustion produisant des craquements et des « pop » tonitruants, un vacarme qui ressemblait presque au bruit d’une fusillade.
Lugh s’effaça dans les coulisses de mon esprit, mais je me mis à pleurer aussi fort qu’il l’avait fait, à grands sanglots rauques, respirant par à-coups l’air picotant de fumée. J’eus vaguement conscience qu’Andy s’agenouillait près de moi. Il me prit dans ses bras et me serra fort. J’enfouis mon visage contre son torse pour y déverser à la fois mon chagrin et la douleur de Lugh.